Henri David THOREAU, La désobéissance civile (1849).
Henri David THOREAU, La désobéissance civile
ou le manifeste de l'anarchiste libéral ?
De quel anarchisme l'opus de THOREAU est-il le manifeste ?
Il est à noter que THOREAU lui-même ne se définit pas comme anarchiste, mais plutôt comme pré-anarchiste : « Pour parler en homme pratique et en citoyen, au contraire de ceux qui se disent anarchistes, je ne demande pas d'emblée « point de gouvernement », mais d'emblée un meilleur gouvernement (p.23) ». L'absence de gouvernement semble conçue par THOREAU comme une utopie, au mieux une finalité lointaine dont on ignore la distance qui nous sépare de sa réalisation, mais dont on devine qu'elle est immense.
Autrement dit, comme on ne peut pas se passer de gouvernement, il nous faut le meilleur.
THOREAU ne reconnaît pas d'autre définition du gouvernenement que son utilité, et elle consiste à rendre possible la liberté de l'individu. « Car le gouvernement est une « utilité » grâce à laquelle les hommes voudraient bien arriver à vivre chacun à sa guise, et, comme on l'a dit, plus il est utile, plus il laisse chacun des gouvernés vivre à sa guise. » (p.23)
L'Etat n'a d'autre raison d'être que de rendre possible l'exercice de la liberté individuelle. THOREAU n'est pas naïf, il sait que des lois sont nécessaires pour réguler l'interaction des désirs égoïstes, et que lorsque les lois sont justes, elles favorisent l'exercice des libertés.
Il est très clair que chez THOREAU, s'il y a quelque chose de sacré, c'est la liberté, et non la loi, qui n'est que l'instrument de cette liberté. Quand elle se renverse en son contraire, quand elle asservit au lieu de libérer, il est urgent de lui désobéir. Même chose pour un gouvernement qui ne gouvernerait plus dans le but d'accroître l'exercice des libertés individuelles.
Autant dire que THOREAU est un anti-Rousseau !
Le gouvernement est le résultat d'une majorité comptable nécessaire. Sur cette question, Rousseau et THOREAU tombent d'accord. Même la meilleure philosophie bute contre le bon sens. Le problème, avec Rousseau, c'est qu'il fera de cet état de fait un principe absolu. Et il ira très loin, puisqu'il expliquera qu'un citoyen, ou plutôt un électeur, lorsqu'il vote pour le candidat perdant, s'est trompé. Sur ce que la majorité de ses concitoyens souhaitent. Ce qui est vrai, en un sens.
Mais, le vote ne consiste pas à émettre des probabilités sur l'opinion générale (et c'est tout le problème que pose la publication de sondages d'opinion avant des élections), ni même à tenter de répondre à la question hautement philosophique de ce que pourrait être l'intérêt général. Rousseau se prend lui-même les pieds dans ses constructions philosophiques et laisse échapper la réalité du vote. L'électeur vote pour ce qu'il veut, lui, pour lui-même. Dès lors, la majorité n'est qu'une rencontre accidentelle et circonstanciée de désirs individuels. Elle n'a rien de sacré. Elle n'est qu'un banal rapport de force, rappelle THOREAU. « La raison pratique pour laquelle le pouvoir une fois aux mains du peuple, on permet à une majorité de régner continûment sur une longue période ne tient pas tant aux chances qu'elle a d'être dans le vrai, ni à l'apparence de justice offerte à la minorité, qu'à la prééminence de sa force physique. (p23) »
La majorité issue du vote qui est représentée par un gouvernement est essentiellement relative à un moment donné. D'où viendrait l'idée qu'on lui doive un respect similaire à celui qu'on doit à quelque chose d'absolu et d'éternel, c'est-à-dire ce respect quasi-religieux auquel Rousseau exhorte les citoyens ?
Rousseau, en substituant au citoyen réel son citoyen philosophe, a élevé le gouvernement et la loi au rang de vérités morales, écrasant ainsi la liberté individuelle, la détruisant au moment même où il la transcende.
La philosophie de THOREAU semble plus empirique, plus pragmatique, elle est certes plus modeste, mais elle protège plus efficacement la liberté individuelle. « La loi n'a jamais rendu les hommes un brin plus justes, et par l'effet du respect qu'ils lui témoignent les gens les mieux intentionnés se font chaque jour les commis de l'injustice. […] La masse des hommes sert ainsi l'Etat […] ce sont eux l'armée permanente, et la milice, les geôliers, les gendarmes, la force publique, etc... […] Ils ont la même valeur marchande que des chevaux et des chiens. Et pourtant on les tient généralement pour de bons citoyens.(p.24) »
Rousseau ne semble pas croire en une alternative possible entre respect inconditionnel de la loi et anarchie. Là où Kant aperçoit la nécessité de la réforme par les moyens légaux, THOREAU assène son devoir de désobéissance.
La conscience individuelle n'est jamais transcendée chez THOREAU, elle ne s'est pas diluée dans une abdication sans condition à une majorité, quelle qu'elle soit. Chez l'américain, on juge les lois et les gouvernements à l'aune des entraves qu'ils posent ou non à ma liberté. Conscience politique et liberté sont les deux facettes d'une même chose. Contrairement au principe rousseauiste de « volonté générale », la volonté chez THOREAU est toujours une volonté individuelle. Il n'est pas entendable pour ce dernier que les hommes s'associent, même pour un temps donné, pour renoncer à être eux-mêmes. « Tous les hommes reconnaissent le droit à la révolution, c'est-à-dire le droit de refuser fidélité et allégeance au gouvernement et le droit de lui résister quand sa tyrannie ou son incapacité sont notoires et intolérables. (p26) »
Ne peut-on pas reprocher alors à THOREAU cette philosophie de l'individualisme extrême ? Ne doit-on pas y voir et déplorer les fondements d'une société finalement apolitique et cynique par trop d'égoïsme ?
Au contraire.
THOREAU est plus le théoricien de la résistance que de la révolution dans le sens où la fin de la politique n'est pas la révolution, mais seulement un moyen parfois souhaitable. La liberté individuelle conçue par THOREAU ne conduit nullement à l'indifférence individuelle au destin collectif. C'est même l'inverse. Bien que l'indifférence politique soit stricto sensu une possibilité de la liberté individuelle, elle doit se souvenir qu'elle n'existe réellement qu'en vertu du fait que les autres jouissent de cette même liberté. En aucun cas, la société que Thoreau appelle de ses voeux est une société d'indifférence politique et de radicale compétition entre les individus. « Ce n'est une obligation pour personne, bien sûr, de se vouer à l'extirpation de tel ou tel mal, aussi criant et injuste soit-il; on peut très bien se consacrer à d'autres poursuites; mais qu'au moins on ne s'en lave pas les mains : ne pas accorder à ce mal l'attention soutenue ne veut pas dire qu'il faille lui accorder un appui de fait. Si je me livre à d'autres activités, à d'autres projets, il me faudrait au moins veiller d'abord à ne pas les poursuivre juché sur les épaules d'autrui.. (p32)»
Le dernier mouvement de la philosophie politique de THOREAU s'ancre dans cette idée que la réalité de ma liberté dépend de celle des autres. Être citoyen, c'est être vigilant et résistant. Le militantiste est une option personnelle. L'engagement est une nécessité pour les autres et pour moi-même. Sinon, je suis un profiteur, pourrait presque dire THOREAU. Si tu jouis de droits que d'autres n'ont pas, et que tu te fous de la liberté d'autrui, tu es comme « ces milliers de gens qui […] se proclamant héritiers de Washington ou de Franklin, restent plantés les mains dans les poches à dire qu'ils ne savent que faire et ne font rien; qui même subordonnent la question de la liberté à celle du libre-échange et lisent, après dîner, les nouvelles de la guerre du Mexique avec la même placidité que les cours de la Bourse et, peut-être, s'endorment sur les deux. Quel est le cours d'un honnête homme et d'un patriote aujourd'hui ? On tergiverse, on déplore et quelquefois on pétitionne, mais on n'entreprend rien de sérieux ni d'effectif. (p29) »
L'engagement du citoyen selon THOREAU apparaît là dans toute son exigence. Veille et activisme spontané. Il a cela d'intéressant qu'il ne nécessite pas que l'individu fasse allégeance à une idéologie ou à un parti (au contraire), il ne prête donc pas le flan aux dérives fanatiques.
Mais THOREAU n'est pas naïf, nous le répétons. Il ne perd pas de vue que la désobéissance civile ne peut être efficace que si elle est une réponse appropriée au rapport de force engendré par la majorité gouvernementale. C'est pourquoi il exhorte les citoyens à manifester leur désobeissance le plus souvent possible, de toutes les manières qu'ils jugeront nécessaires. « Il faut que je veille, en tout cas, à ne pas me prêter au mal que je condamne.[…] Un homme n'a pas tout à faire mais quelque chose. (p35) »
Pour lire un extrait.
Henry David THOREAU, La désobeissance civile, Ed. Le passager clandestin, 7 E.
Présentation de Noël MAMERE.