LA BOETIE, Le Discours de la servitude volontaire.
« Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. »
Lorsque, à partir de 1571, Montaigne se retire dans sa tour et y entreprend la rédaction de ses Essais, il les conçoit comme un écrin dont le joyau serait Le Discours de la servitude volontaire, écrit vraisemblablement entre 1548 et 1553 (peut-être même commencé à 16 ans, en 1546) par son ami Étienne de La Boétie (1530-1563). Ce projet, le futur maire de Bordeaux y renoncera après que ce Discours aura été publié en 1574 (de façon partielle) par des calvinistes dans le Reveille matin des François puis intégralement en 1577 dans les Mesmoires des Estats de France sous Charles le Neuviesme sous le titre explicite de Contr'Un.
C'est le Discours qui, selon M. Butor (Essais sur les Essais), aurait en tout cas donné envie au Sieur de Montaigne d'en connaître l'auteur, inaugurant ainsi une amitié célébrée dans le chapitre 28 du premier livre des Essais. De La Boétie, mort à 32 ans de la peste, on ne connaît du reste pas grand-chose, sinon ce qu'en dit Montaigne lui-même, qui prévient : « s'il eût eu à choisir, il eût mieux aimé être né à Venise qu'à Sarlat : et avec raison : Mais il avait une autre maxime souverainement empreinte en son âme, d'obéir et de se soumettre très religieusement aux lois, sous lesquelles il était né. » (Essais, I, 28). Un adepte de la république plutôt que de la monarchie, mais pas forcément un révolutionnaire, donc...
Pour ce qui est de la forme, il s'agit d'un court traité – voire d'un pamphlet – écrit dans une langue étonnamment moderne, au style vif, clair et percutant, au propos souvent virulent. Un traité aussi inédit à son époque que Le Prince de Machiavel, et qui lui est radicalement opposé dans son interrogation politique.
La question que se pose La Boétie, qui affirme refuser là de s'interroger sur les bienfaits comparés de la monarchie ou de la démocratie, est de savoir pourquoi les hommes acceptent la servitude et la tyrannie sans se révolter. Qu'est-ce qui explique cette domination d'un seul sur tous ? Comment comprendre cet asservissement du plus grand nombre ? En quoi cette servitude est-elle volontaire ? C'est là ce que La Boétie se propose d'examiner.
Mettant de côté la servitude forcée d'une nation soumise aux volontés d'une force ennemie, La Boétie s'interroge donc sur ce qui pousse les hommes à subir la tyrannie d'un seul alors qu'il serait si facile, avec de la volonté et du courage, de s'en débarrasser sans même avoir à combattre. Ce n'est pas tant le tyran, selon lui, que le peuple lui-même qui, par soumission, ignorance ou lâcheté, encourage et favorise la tyrannie et en est donc responsable : « C'est le peuple qui s'asservit, qui se coupe la gorge, qui ayant le choix ou d'être serf ou d'être libre, quitte sa franchise et prend le joug : qui consent à son mal ou plutôt le pourchasse. » Il suffit en effet d'aimer la liberté, de l'aimer véritablement, pour échapper au joug du tyran... Le peuple qui plie sous ce joug est en définitive complice de ce mal et de son asservissement. Et La Boétie de lancer, comme un cri de libération, cette formule restée célèbre : « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. »
Qu'est-ce qui pousse alors le peuple à se faire lui-même l'instrument de son propre esclavage ? Par quels mécanismes est-il amené à courber l'échine, à subir l'autorité d'un seul quand il serait si facile de briser ce colosse aux pieds de sable ? Pour La Boétie, trois phénomènes expliquent la soumission au tyran : l'habitude ou coutume, la mystification ou manipulation, et l'intérêt ou profit.
L'habitude ou coutume, tout d'abord. Les hommes sont égaux et frères de nature, affirme La Boétie. Et non seulement la liberté est essentielle à l'homme, mais lui est aussi intrinsèque la volonté de la conserver et la défendre. Si l'homme, naturellement épris de liberté (comme d'ailleurs tout animal), accepte la soumission, c'est donc qu'il est dénaturé – et il l'est par la tromperie et l'habitude qui est tromperie de soi-même. Car si l'on sert d'abord par force et sous la contrainte, celles-ci cèdent bientôt la place à l'habitude, qui fait oublier l'idée même de liberté, et sa saveur. D'ailleurs, ceux qui sont nés en état d'asservissement ont forcément beaucoup de mal à revendiquer une liberté dont ils ne peuvent savoir ce qu'elle est. L'habitude, les mœurs, ont ainsi un rôle primordial dans l'asservissement volontaire de l'homme : « ainsi la première raison de la servitude volontaire, c'est la coutume. » D'où l'importance de l'éducation et du savoir, car les hommes libres (une aristocratie auxquels La Boétie oppose « le gros populas »), « ce sont ceux qui, ayant la tête d'eux-mêmes bien faite, l'ont encore polie par l'étude et le savoir. » Ce qui explique aussi que les tyrans détestent le savoir et les livres : l'ignorance est la meilleure alliée du despotisme... Finalement, « la première raison pour laquelle les hommes servent volontiers, est parce qu'ils naissent serfs et sont nourris comme tels. »
La seconde raison, c'est donc qu'ils sont trompés, rusés, mystifiés. Le tyran prend soin de maintenir ses sujets dans un état d'abrutissement qui favorise leur lâcheté et assure son maintien au pouvoir : les jeux, le vin, les divertissements sont « le prix de leur liberté, les outils de la tyrannie ». Il suffit de quelques douceurs pour faire oublier au peuple la prison de la tyrannie. De la communication comme mystification, en somme... Pour compléter et affiner cette propagande, il suffit de jouer sur la crédulité du peuple, et la religion (ou la superstition) apparaît alors comme un efficace soutien du despotisme : faire croire aux pouvoirs guérisseurs miraculeux du tyran, user de symboles qui fascinent le peuple, pour lui imprimer une sorte de respect sacré du tyran.
La troisième raison qui explique, selon La Boétie, la soumission au tyran, c'est l'intérêt. Aucun despote ne saurait se conserver s'il n'avait l'appui d'un petit groupe d'hommes. Il suffit ainsi de cinq ou six conseillers ou complices, soutenus à leur tour par six cents autres, qui eux-mêmes s'appuient sur six mille autres... Une structure pyramidale où chacun est tenu par son maître qu'il craint mais dont il attend et reçoit des bénéfices. Or, cette « corde » ou « chaîne » est terriblement efficace : c'est grâce à « une ardente ambition » et « une notable avarice » (en d'autres mots à l'espoir du gain de certains profiteurs) que les tyrans restent au pouvoir. La Boétie ne manque pas de s'étonner de la facilité et de la désinvolture avec laquelle ces flatteurs abdiquent leur liberté – et celle des autres – pour leur simple profit : « il me prend souvent ébahissement de leur méchanceté, et quelquefois pitié de leur sottise. » Peut-il en effet y avoir condition plus misérable que celle qui consiste à abdiquer sa liberté ? D'autant que le tyran se méfie précisément le plus de ces courtisans qui pourraient lui faire ombrage...
En définitive, cette vie d'asservissement, d'ambition, de renoncement à soi, de cupidité, d'injustice et de cruauté n'est pas une vie. Il ne peut y avoir de vraie vie sans amitié : « l'amitié c'est un nom sacré, c'est une chose sainte ; elle ne se met jamais qu'entre gens de bien et ne se prend que par une mutuelle estime ; elle s'entretient non tant par bienfaits, que par la bonne vie ». Ainsi La Boétie achève-t-il son traité, comme il l'avait d'ailleurs commencé, par un éloge de l'amitié (ce dont Montaigne se souviendra). Le tyran et ses acolytes ne peuvent, eux, jouir de cette valeur morale suprême : « entre les méchants, quand ils s'assemblent, c'est un complot, non pas une compagnie ; ils ne s'entr'aiment pas, mais ils s'entrecraignent ; ils ne sont pas amis ; mais ils sont complices. » Tyrans et courtisans, parce qu'ils n'ont pas appris à « bien faire » et passent leur temps à se méfier et se défier les uns des autres, vivent déjà une sorte d'enfer sur terre et La Boétie, en guise de conclusion après ce nouvel éloge de l'amitié, ne doute pas qu'ils ne fassent l'objet « là-bas » de « quelque peine particulière. »
Que conclure alors ? Que, si Le Discours sur la servitude volontaire a été parfois utilisé de façon militante, il n'est pourtant pas un pamphlet révolutionnaire, mais plutôt la tentative de description d'un phénomène incompréhensible – et qui le reste... La Boétie, qui laisse transparaître une conception aristocratique du monde, se refuse à trancher entre monarchie et république, ne propose pas de système de gouvernement ni même de véritable solution à cette servitude volontaire. Mais, s'il met en lumière la complexité d'un système auquel tout peuple, et tout le peuple, apparaissent soumis, s'il semble suspendre son jugement, c'est surtout pour faire l'éloge de la liberté – et de l'amitié. Et c'est peut-être là l'intérêt de ce traité : souligner combien il est difficile d'échapper à la tyrannie et à la « chaîne » d'une société essentiellement aliénante, ne pas proposer de solution dogmatique, et cependant célébrer cette liberté aussi vitale qu'inaccessible. Le Discours apparaît bien, comme le seront les Essais, un texte en mouvement, et un chant de liberté.
De nombreuses éditions du Discours de la servitude volontaire, sont disponibles, dont une aux Éditions Mille et une nuits. Celle de la Petite Bibliothèque Payot (9 €), 2002, présente le texte original (établi par P. Léonard) suivi de la transcription de Charles Teste (1836) et de textes de F. de Lamennais, P. Leroux, A. Vermorel, G. Landauer, S. Weil, M. Abensour, M. Gauchet, P. Clastres, C. Lefort.