STEFAN ZWEIG, Montaigne

 

Zweig MontaigneExtrait :


      En de telles époques où les valeurs les plus hautes de la vie, où notre paix, notre indépendance, notre droit inné, tout ce qui rend notre existence plus pure, plus belle, tout ce qui la justifie, est sacrifié au démon qui habite une douzaine de fanatiques et d'idéologues, tous les problèmes de l'homme qui ne veut pas que son époque l'empêche d'être humain se résumentà une seule question : comment rester libre ? Comment préserver l'incorruptible clarté de son esprit devant toutes les menaces et les dangers de la frénésie partisane, comment garder intacte l'humanité du cœurau milieu de la bestialité ? Comment échapper aux exigences tyranniques que veulent m'imposer contre ma volonté l'État, l'Église  ou  la politique ? Comment protéger cette partie unique de mon moi contre la soumission aux règles et aux mesures dictéesdu dehors ? Comment sauvegardermon âme la plus profonde et sa matière qui n'appartient qu'à moi, mon corps, ma santé, mes pensées, mes sentiments, du danger d'être sacrifié à la folie des autres, à des intérêts qui ne sont pas les miens ?

      C'est à cette question et à elle seule que Montaigne a consacré sa vie et sa force. C'est pour l'amour de cette liberté qu'il s'est observé lui-même, surveillé, éprouvé etblâmé à chacun de ses mouvements et chacune de ses sensations. Et cette quête qu'il entreprend pour sauver son âme, pour sauver sa liberté, à un moment de servilité universelle devant les idéologies et les partis, nous le rend aujourd'hui plus fraternellement proche qu'aucun autre artiste. Si nous l'honorons et l'aimons plus que tout autre, c'est qu'il s'est adonné comme personne d'autre au plus sublime art de vivre : « Rester soi-même ».

[...]

      Mais dans Montaigne ne m'émeut et ne m'occupe que ceci : comment, dans une époque semblable à la nôtre, il s'est lui-même libéré intérieurement et comment, en le lisant, nous pouvons nous-mêmes nous fortifier à son exemple. Je vois en lui l'ancêtre, le protecteur et l'ami de chaque homme libre sur terre, le meilleur maître de cette science nouvelle et pourtant éternelle qui consiste à se préserver soi même de tous et de tout. Peu d'hommes sur terre se sont battus avec plus de loyauté et d'acharnement pour préserver leur moi le plus intime, leur « essence » de tout mélange, de toute atteinte venue de l'écume trouble et malsaine des agitationsdu temps, et peu ont réussi à sauver du temps qu'ils ont vécu, pour toute la durée des temps, ce moi le plus profond. (pp. 23-25)

 

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