ERNST JÜNGER, Sur les falaises de marbre (1939).

Publié le par GRAINEDANANAR

 

junger.jpg      Je ne connaissais jusque là de l'écrivain allemand que Orages d'acier, un journal de guerre relatant son expérience de combattant (et de héros) de la Première Guerre mondiale et célébrant dans un style sublime la bravoure et l'héroïsme. Un livre qui laissait un goût amer quant aux valeurs célébrées... Sur les Falaises de marbre est d'une tout autre inspiration et je ne peux qu'en conseiller vivement la lecture.

      L'intrigue ? Deux frères, dont le narrateur, vivent dans l'Ermitage, sur les falaises de marbre qui séparent Marina de la Campagna. Tous deux passent leur temps à herboriser et à lire – ainsi qu'à méditer sur la course du monde et de l'Histoire. Avec eux vivent une servante, Lampusa, sorte de vieille sorcière et Erion, le fils que le narrateur a eu de Sylvia, fille de Lampusa, partie depuis. Dans ce monde magique et mystérieux où les « antiques génies » se montrent aux hommes surviennent des événements inquiétants, qui en annoncent le déclin au profit d'une époque barbare.   

     Le grand Forestier règne sur la Maurétanie, une forêt infestée de maraudeurs, de brigands et de hors-la-loi qui y trouvent refuge et constituent son armée. Bientôt ces Vers de Feu effectuent des raids, pillant et tuant les bergers de la Campagna, répandant l'épouvante et la terreur. Le monde plonge dans la barbarie, la folie, et le mal, sous le regard de frère Othon, du narrateur et du Père Lampros, un moine de la Marina, incarnation du savoir, de la bonté et de la tolérance.

      Face une civilisation impuissante à se protéger, les hordes barbares du grand Forestier l'emportent vite. Après l'intervention promise à l'échec de l'aventurier Braquemart et du prince Sunmyra, le dernier à résister, le vieux berger Belovar, ami et protecteur des herboristes, est à son tour victime de la meute rouge du seigneur de la forêt. La Marina est un feu, l'Ermitage menacé et seules les vipères apprivoisées par Erion permettent de sauver de la mort le narrateur. Finalement, frère Othon et le narrateur, gardiens de la civilisation, se réfugient à Alta-Plana, « comme on entre dans la paix de la maison paternelle. »

      Sur les falaises de marbre, écrit entre fin février et fin juillet 1939 a été, selon l'auteur, « revu en septembre 1939 aux Armées ». Ces circonstances ne doivent pas, cependant, induire une lecture historique de l'œuvre qui, née d'un rêve, est essentiellement métaphysique.

      Ce roman, en effet, est d'abord un récit onirique : situé au cœur de contrées imaginaires, il se déroule à une époque indéterminée. Des images d'un folklore bucolique voisinent avec des réminiscences d'une lointaine époque romaine et des visions de génies nordiques...

      C'est cet univers qui est plongé dans le désordre et l'effroi, dans une anarchie destructrice où la barbarie l'emporte, au moins momentanément, sur la civilisation. Mais ce mouvement de destruction, pour sauvage et terrible qu'il soit, est aussi l'instrument d'une future régénération. Si les deux héros, anciens frères d'armes, se sont retirés dans cet ermitage, c'est bien pour y trouver l'harmonie, la contemplation et pratiquer la méditation ; ils incarnent, avec le Père Lampros, la civilisation idéale. Pourtant, le cours de l'Histoire est nécessairement sinueux et ses ruptures, pour brutales qu'elles soient, sont aussi indispensables et incontournables : « Quand la terreur régnait, c'est alors que le calme des pensées et le détachement spirituel augmentaient. » (p. 37) Le mal est nécessaire au bien : « L'ordre humain ressemble au cosmos en ceci, que de temps en temps, pour renaître à neuf, il lui faut plonger dans la flamme. » (p. 71)

      A sa parution en 1939, l'ouvrage est vu comme une protestation contre l'hitlérisme. Mais Jünger a refusé sans cesse l'assimilation du grand Forestier à Hitler. Et son roman n'apparaît pas comme un appel à la résistance, même s'il montre l'affrontement des forces du mal et du bien et la montée inexorable d'un régime barbare, mais comme une réflexion sur l'histoire. D'ailleurs, paradoxalement, Sur les falaises de marbre a été réédité cinq fois sous le régime nazi qui en a favorisé la diffusion...

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre  (Auf den Marmorklippen),

trad. Henri Thomas, Gallimard, 1942, "L'Imaginaire", 1979

amititi

Publié dans ROMANS

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