Jack LONDON, Le Cabaret de la Dernière Chance.

Publié le par GRAINEDANANAR

      On reconnaît les vrais addicts aux négociations infiniment renouvelées qu'ils entretiennent avec leur poison.

      On reconnaît les faux addicts au sourire qu'ils arborent devant les négociations infiniment renouvelées des vrais addicts - à moins qu'il ne s'agisse alors de réels addicts à la nature supérieure.

 

     JACK-LONDON.jpg On a coutume de dire que l'alcoolisme est le seul combat que le grand, que le magnifique Jack LONDON n'ait pas gagné. On sait, quand on a lu Le Cabaret de la Dernière Chance, que Jack a renoncé très tôt à mener ce combat, qui aurait été un combat contre lui-même. Il ne cherchera pas à perdre trop de temps à ratiociner avec son meilleur ennemi, il a très tôt conscience que son destin de céleste vagabond lui impose de payer son tribut à John Baleycorn.

      Armé d'une extraordinaire vitalité, d'une volonté d'airain et d'une inextinguible vivacité d'esprit, Jack London est la victime rêvée de John Barleycorn qui s'ennuie à ne cotoyer que de pauvres pochtrons qu'il abrutit sans avoir à se surpasser et qui l'abandonnent avant le lever du jour en allant s'affaler dans le premier fossé qu'ils rencontrent. Avec Jack London, John va devoir déployer des trésors d'adresse et de perversité, ne serait-ce que pour essayer de le coucher.

      Jack et John, c'est une longue histoire. Depuis qu'il est enfant, Jack rencontre John occupé à avilir les amis de ses parents et les garçons plus âgés que lui. Et jusqu'à l'adolescence, Jack ne goûte guère aux moeurs amères de ce satané John. Le jeune Jack hait par-dessus tout ce qui peut le dominer. Mais Jack est du peuple de l'abîme et il lui faudra endurer, plus peut-être que tout autre, tout ce que la société capitaliste invente pour anéantir les germes de la liberté et de la révolte. Or, plus qu'ailleurs, John Barleycorn cueille ses innombrables victimes dans les bas-fonds de cette société. Jack London est certainement le premier a avoir fourni avec une telle acuité la première analyse sociologique de l'alcoolisme. Les premières ligues anti-alcoolisme s'empareront d'ailleurs de son texte comme d'une bible pour faire entendre et accepter leur cause.

      Ce n'est pourtant que l'intérêt secondaire de ce texte. Le Cabaret de la Dernière Chance est avant tout le récit d'une addiction. Si les addictions touchent indifféremment les pauvres et les riches (le café, nous rapelle London, est un des rares endroits où il peut cotoyer les notables de la ville), c'est parce que l'addiction est un problème métaphysique, pas seulement sociologique. L'humain est un être caractérisé par le manque. Jack London est un humain qui n'aura de cesse de donner un sens à sa vie et sa deuxième rencontre avec John Barleycorn scellera son destin. Jack, en compagnie de John, devient voyant au sens rimbaldien. Jack, saoûl, voit ce que les plus éveillés des à jeun ne font qu'apercevoir. Il voit les motivations souterraines, il surprend les prémisses des phénomènes qui sont en train d'advenir avant que ceux-ci n'adviennent réellement. Jack London est un splendide saoûlard qui fera de ses fulgurances d'ivrogne une oeuvre définitivement singulière.

     Jack est tellement voyant que lui aussi a démasqué la nature implacable de John. Jack sait qu'il sera éternellement redevable à John. Jack sait que John gagne à tous les coups et que la possibilité de glisser un oeil derrière le voile de la froide réalité est un privilège qu'on paie cher et cash du prix de sa propre vie. Et Jack au fond s'en fout. Avec l'âge et les quantités toujours exponentielles de poison qu'il lui faut absorber pour rester en vie, Jack voit sur lui-même l'irrémédiable entreprise de John lui vampiriser progressivement toutes les superbes facultés dont il avait aiguisé la puissance plus tôt. Jack, à moins de 40 ans dont 25 ans d'alcoolisme invétéré, tremble, subit des sauts d'humeurs terrifiants, perd le goût de la vie, sombre dans des pensées dépressives, engeule ses meilleurs amis, n'arrive plus à écrire autrement que de façon comptable, souffre de tous les excès qu'il a fait subir à son corps de colosse... Mais Jack est heureux, heureux de cette vie qu'il s'est faite, y compris aux côtés de John. Jack n'a ni regret, ni remords. Les jours qui suivent alors sont tous désormais de beaux jours pour mourir.

 

 

C'est dans la collection BOUQUINS que j'ai lu et tant aimé les récits de Jack London. Vous trouverez aujourd'hui plus facilement ses textes dans la réedition de Phebus, coll Libretto. L'éditeur a fait le choix  (contestable à mon sens) de rééditer ce texte sous le titre original de John Barleycorn.

banniere grainedananar

 

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T
<br /> <br /> Depuis longtemps, on me parlait du Cabaret de la dernière chance... Et c'est grâce à Grainedananar que j'ai finalement lu John Barleycorn... Tout est dit dans le billet, ou<br /> presque. De mon côté, outre l'analyse quasi clinique et sans concession à laquelle se livre London des effets de l'alcool chez ses contemporains et sur lui-même, deux choses m'ont<br /> particulièrement marqué.<br /> <br /> <br /> La première, c'est que London, en dépit de sa remarquable lucidité, de l'observation aiguë de son alcoolisme, refuse de se considérer comme alcoolique et garde un point d'honneur à affirmer qu'il<br /> a toujours gardé toute sa conscience et n'a jamais roulé dans le caniveau - ce qu'ont fait par ailleurs beaucoup de non alcooliques. Mais il est le premier à nous avertir des voies détournées<br /> empruntées par John Barleycorn pour nous rattraper...<br /> <br /> <br /> La seconde, c'est que Jack London en appelle lui-même à la prohibition dans son livre. Une prohibition qu'il considère, en tant qu'alcoolique et progressiste, comme le seul moyen de sauver les<br /> masses de cet opium... Ce qui explique sans doute aussi que les ligues anti-alcooliques se soient emparées de son livre !<br /> <br /> <br /> Il reste qu'il faut absolument lire ce texte qui, bien que centré sur l'alcool et l'alcoolisme, reste une oeuvre autobiographique majeure...<br /> <br /> <br /> <br />
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G
<br /> <br /> En effet, Jack London ne voit pas d'autre solution à la prévention de l'alcoolisme que la prohibition totale du produit. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles il estime que les femmes<br /> doivent voter. Comme elles sont les premières et principales victimes colatérales des amis de John Barleycorn, quand les femmes voteront, pense London, elles voteront nécessairement pour la<br /> prohibition.<br /> <br /> <br /> Le Cabaret de la Dernière Chance est l'aveu d'avant le départ de l'intéressé lui-même de sa valse avec John Barleycorn. C'est la preuve que sa vie est indissociable de son addiction.<br /> <br /> <br /> <br />